Dans les entreprises et dans notre société, on constate aujourd’hui que nous devons appréhender un niveau croissant de complexité avec de nombreuses variables. Nous avons vécu dans les 120 dernières années une croissance économique importante, un développement scientifique et technologique incroyable, une amélioration des moyens médicaux qui s’est traduite par un gain important d’espérance de vie, etc. Simultanément, le modèle de management actuel des entreprises s’est développé pour permettre de répondre aux enjeux qui se présentaient. Hiérarchique puis matriciel, il s’appuie sur des outils variés de pilotage que les technologies de l’information ont permis de déployer globalement. Mais le modèle actuel montre aujourd’hui ses limites.

Tout d’abord les personnels des entreprises sont souvent épuisés, stressés et la motivation moyenne est en berne. L’étude Gallup sur l’engagement au travail révèle d’ailleurs un désengagement important des salariés dans l’ensemble des pays étudiés. Le même phénomène se manifeste dans notre société avec la désillusion, la défiance vis-à-vis des dirigeants politiques, et le désengagement politique.

Les entreprises elles-mêmes ont de plus en plus de mal à prévoir leur performance, à manager leur résultat et à comprendre comment naviguer dans une économie en transformation massive. Cela se traduit alors par plus de contrôle, plus de pression. L’effet en est un désengagement accru ce qui augmente la difficulté pour les personnes et pour l’entreprise. C’est une spirale qui n’est plus tenable.

Il y a un siècle, les entreprises devaient gérer un niveau de complication tant en interne que dans leur relation à leur environnement que l’on pouvait raisonnablement appréhender et manager. Aujourd’hui, nous sommes passés à un haut niveau de complexité que l’on ne peut plus réellement manager en appréhendant l’ensemble des facteurs qui impactent la performance.

Ce qui a changé est le passage de la complication à la complexité. La différence entre complication et complexité est importante à comprendre. Lorsqu’un système est compliqué, on peut le comprendre et en appréhender toute les interactions, donc le gérer, le contrôler, même si cela se révèle éventuellement difficile. Une voiture, un avion, une centrale nucléaire sont des systèmes compliqués mais maîtrisables.

La complexité est d’un ordre différent. Un système complexe ne permet pas d’appréhender tous les éléments et les interactions du système. On ne peut donc pas à fortiori le contrôler. C’est par exemple le cas du corps humain, de la météo, d’une entreprise ou du système économique Le comportement de tels systèmes est ce que l’on peut définir comme chaotique. Une interaction sur une partie du système peut avoir des répercussions totalement imprévisibles sur le système. Grégory Bateson disait que face à des systèmes complexes, souvent, le plus sage est de laisser le système évoluer. Vouloir forcer le système à aller dans un sens peut provoquer des effets imprévisibles et des retours brutaux vers l’état d’équilibre antérieur. Le système se venge, disait-il.

Alors, dans cet univers complexe des entreprises actuelles, comment faire pour manager, pour adapter les entreprises pour qu’elles puissent répondre à leurs enjeux ? Les entreprises sont face à la nécessité de faire émerger un nouveau modèle de management. Nous pouvons d’ailleurs constater que cette problématique est tout aussi prégnante dans le domaine de la cité où le monde politique se trouve face à une nécessité de se réinventer.

En observant la nature et certains courants émergeants autour de nous, nous pouvons voir des pistes de réflexion riches et prometteuses.

Dans la nature tout d’abord. Si vous regardez un vol d’oiseaux migrateurs comme les nuages d’étourneaux qui s’envolent d’un champ puis se reposent. Si vous observez des bancs de poissons, ou les grands troupeaux, les comportements sont similaires. Si vous observez comment des insectes comme des fourmis construisent de vastes ensembles avec quelques règles simples d’interaction.  Les comportements d’ensemble sont mis en œuvre sans aucun leadership ni aucun contrôle centralisé.

Les chercheurs qui étudient les comportements de ces groupes animaliers montrent que leurs évolutions en volutes, vortex ou lignes sont régies par des règles simples d’interaction de proximité. Chaque individu est autonome, décide de façon autonome de son comportement, mais il est aussi en observation des voisins et en communication. Le comportement d’ensemble est un comportement émergeant qui résulte des interactions des individus.

Pierre-Paul Grassé, un biologiste français a mis un nom sur ces phénomènes de coordination de groupes décentralisée : la stigmergie.  Aujourd’hui, dans divers domaines, nous voyons apparaître des recherches qui rejoignent les concepts mis en évidence dans le domaine animal.

En robotique, par exemple, les chercheurs, dans diverses institutions de recherches comme au CNRS en France ou au MIT aux USA, travaillent sur la coordination de cohortes de robots miniatures pour leur permettre d’accomplir des tâches complexes ensemble sans coordination centralisée.

En informatique aussi, les technologies de blockchain utilisées pour la gestion des Bitcoins, une monnaie virtuelle, sont un moyen de gérer de façon distribuée un système complexe qui permet à la fois la sécurisation et le partage de données à travers des systèmes distribués constitués de nœuds autonomes en interaction. D’autres systèmes imitent le vivant comme la création d’algorithmes par sélection naturelle qui permet l’émergence de l’algorithme le plus performant pour la résolution d’un problème.

Dans le domaine de l’énergie, sa production et sa distribution, les recherches menées notamment par Jeremy Rifkin ont montré qu’une grille de l’énergie avec une production distribuée et des immeubles positifs permet une autre conception de l’énergie, moins coûteuse, renouvelable et adaptable.

Mais quel est le lien avec l’entreprise ? Les humains ont une intelligence évoluée qui se distingue de celle des poissons, des oiseaux ou des robots notamment par la conscience de soi et les capacités d’abstraction. Les animaux sont au stade où le soi et le collectif sont indifférenciés. Les humains ont évolué depuis et franchi un certain nombre de phases d’évolution.

Cependant, nous pouvons constater que toutes ces solutions, dans la nature et dans la technologie, convergent pour montrer qu’une approche performante de la complexité est l’autonomie des agents. Et cette autonomie permet une adaptation fluide et rapide à un environnement changeant pour la réalisation de tâches éventuellement complexes par l’adaptation individuelle en relation avec le groupe.

Il y a environ 40 ans, aux USA, j'ai pu assister à la présentation d'un consultant qui animait des conférences dans lesquelles il employait l’analogie de l’entreprise à un système biologique. Pour lui, l’ADN porte la vision du schéma d’ensemble du corps et quelques règles de guidage. Pendant l’embryogenèse, les cellules, suivant ce guidage commencent à se différencier puis, dans le corps, par la suite, chaque cellule est autonome. Chaque cellule reconnaît par sa communication avec ses voisines le tissu (Mission) auquel elle est affectée et active les gènes appropriés pour fonctionner comme attendu dans ce tissu, de façon autonome (Rôle), mais en interaction permanente avec ses voisines. Notre corps est donc un écosystème complexe dans lequel s’exprime une vision à travers l’ADN,  qui guide l’ensemble de nos tissus vers leurs missions, laquelle est accomplie par le fonctionnement coordonné de cellules autonomes.

Pour pousser plus loin la démonstration en montrant que dans l’interaction humaine, cette approche peut aussi fonctionner, il mettait son auditoire en expérimentation directe. Pour cela, il projetait sur un écran devant les 300 à 500 personnes présentes, une version du simulateur de vol de Microsoft. Les gens pouvaient voir les instruments de base de l’avion (Compteur de vitesse, altimètre, indicateur de virage, gaz…) et il leur montrait un point dans la mer : le porte-avions Nimitz. Il annonçait alors que la salle allait piloter l’avion pour atterrir sur le Nimitz.

Il divisait alors la salle en 4 groupes, ¼ pour manœuvrer les gaz, ¼ pour manœuvrer la profondeur, ¼ pour manœuvrer la dérive et le dernier quart pour manœuvrer l’inclinaison. Chaque spectateur était doté d’un badge vert d’un côté et rouge de l’autre et il leur indiquait que leur tâche était d’orienter le côté rouge ou vert de leur badge vers l’écran, en se coordonnant avec les voisins de leur groupe et en regardant l’effet sur l’écran, de leur action commune. Il donnait alors le top départ.

Après quelques dizaines de secondes, on voyait sur l’écran le pilotage de l’avion s’organiser et petit à petit, l’avion prendre une trajectoire pour se positionner vis-à-vis du porte-avions. Au bout de quelques minutes, l’avion atterrissait. Dans l’assistance, certains n’étaient pas certains de leur groupe car les indications de frontières n’étaient pas précises. Ils choisissaient. Certains se trompaient au début dans l’orientation de leur badge. Mais petit à petit tout s’ajustait.

Le conférencier expliquait alors aux participants, qu’avec une vision partagée claire (Atterrir sur le Nimitz), avec des groupes chargés de missions claires, et avec des rôles autonomes et simples, on pouvait accomplir des tâches complexes comme le montrait l’expérience à laquelle ils venaient de participer.

Aujourd’hui, des entreprises qu’Isaac Getz a baptisées « entreprises libérées », ont mis en place depuis 40 à 50 ans des systèmes de management extrêmement performants basés sur l’autonomie des personnes et un management différent basé sur la confiance, le lâcher prise et l’accompagnement. Ces entreprises ont d’ailleurs créé leur modèle sans se connaître et sans suivre de cadre théorique. Elles ont créé leur propre modèle sous l’impulsion de leur dirigeant et de ses croyances et valeurs personnelles. Ce que l’on peut constater c’est que dans notre monde économique complexe, ces entreprises qui ont mis l’autonomie au centre sont plus flexibles, plus innovantes, plus efficientes grâce à leur capacité de laisser la place à l’émergence et à l’adaptation continuelle de leur modèle d’organisation plutôt que de conduire et contrôler. Elles sont peut-être le nouveau modèle émergeant dont les entreprises ont besoin face aux enjeux humains et économiques présents et à venir.

Il y a d’autres modèles émergeants à considérer dans les évolutions actuelles de notre environnement. On peut penser que ce que nous appelons l’uberisation dans certains secteurs économiques, est une manifestation des mêmes types de réponses à travers des plateformes facilitant l’autonomie.

Face à la complexité, à l’imprévisibilité, l’agilité, l’autonomie et la capacité de laisser faire, d’expérimenter semblent émerger comme une voie riche et prometteuse par rapport aux approches commande et contrôle dominantes dans nos organisations qui montrent aujourd’hui leurs limites humaines et techniques. L’art du management va se rapprocher de l’art du surf et de la glisse pour permettre de prendre avec adresse les vagues du changement. Cela représente un vrai changement de paradigme pour les dirigeants et requiert de leur part un travail personnel de transformation avant toute tentative de transformer leur organisation.

Quelques références sur le sujet de l’article :

 Sondage Gallup sur l’engagement au travail dans le monde : http://www.gallup.com/poll/165269/worldwide-employees-engaged-work.aspx

Un nuage d’étourneaux sur Youtube : https://youtu.be/sRPMwl2VLy8

Un banc de poissons étude du CNRS sur les comportements grégaires : http://iramis.cea.fr/spec/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast.php?t=fait_marquant&id_ast=2338%C2%A0 

Stigmergie – Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Stigmergie

Comprendre la Bockchain : https://blockchainfrance.net/